Titre de séjour pour raisons de santé, droit à la vie privée et familiale
Neuf décisions. Six annulations. Trois retraits non motivés. Quinze ans. C’est le parcours traversé par un requérant malade qui a sollicité la délivrance d’un titre de séjour pour raisons de santé. Au moment où la Cour s’est prononcée, la semaine dernière, il n’avait toujours pas obtenu une décision définitive. L’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme contient, malgré son ancrage belge, des indications intéressantes qui pourraient avoir une portée plus générale en matière de droit des étrangers.
Après plusieurs allers-retours entre les deux organes impliqués dans la décision d’octroi d’un titre de séjour en Belgique, le requérant a saisi la Cour européenne face à l’impossibilité réelle d’obtenir une décision. Toutes les décisions de rejet de sa demande ont soit fait l’objet d’un retrait inexpliqué par l’autorité administrative elle-même, soit conduit à une annulation par l’organe supérieur. Si le requérant invoquait l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme (droit au recours effectif), les juges européens ont choisi de déqualifier le grief et de l’analyser au regard de l’article 8 (droit à la vie privée et familiale).
Encore fallait-il déterminer si la situation du requérant relevait bien du champ d’application matériel de l’article 8, point de départ nécessaire à tout examen au fond. Cette étape est décisive puisqu’elle conditionne la possibilité même pour la Cour d’examiner le fond de la requête.
L’applicabilité de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme
Pour évaluer si les faits dénoncés entraient dans le champ d’application du droit à la vie privée et familiale, la Cour a examiné l’impact de la situation sur la vie du requérant. En effet, elle a rappelé que la notion autonome de vie privée s’entend aussi de la protection de l’intégrité physique et morale de la personne. À ce titre, elle a relevé que l’absence de décision définitive place le requérant dans « une situation de précarité et d’incertitudes persistantes » : gravement malade et à risque de suicide, le requérant fait face à des difficultés importantes dans l’administration des soins dont il a besoin. Ainsi, il perd son droit à l’aide sociale à chaque décision négative, ne pouvant dès lors plus compter que de l’aide médicale urgente laquelle ne couvre pas les soins pertinents.
Les juges européens ont constaté que le tribunal du travail a reconnu la réalité et la nature de l’état de santé du requérant, confirmant l’indisponibilité et l’accessibilité des soins dans son pays d’origine. Au vu de ces éléments, le requérant fait face à « une situation de précarité et de vulnérabilité certaines » et « l’incertitude éprouvée (…) quant à son statut a pris une dimension toute particulière par rapport à celle d’un étranger qui attend la fin, dans des délais raisonnables, de la procédure le concernant ». C’est dans ce qui distingue ce requérant étranger des autres que l’applicabilité de l’article 8 s’acquiert.
Ce raisonnement s’inscrit dans le prolongement de l’affaire Paposhvili c/ Belgique (CEDH 13 déc. 2016, n° 41738/10, Dalloz actualité, 16 déc. 2016, obs. D. Poupeau ; AJDA 2016. 2406
; ibid. 2017. 157, chron. L. Burgorgue-Larsen
) où la Cour avait déjà reconnu la vulnérabilité particulière des étrangers gravement malades.
La reconnaissance d’un droit spécifique par le droit national
Une fois franchi l’obstacle du champ d’application, la Cour étudie le fond de l’affaire, prenant soin de rappeler que la Convention européenne des droits de l’homme ne reconnaît aucun droit d’entrer ou de résider dans un pays, et que les États restent maîtres de leurs frontières, libres de décider qui peut entrer et séjourner et qui ne le peut pas. Cette précision du droit international général étant faite, la Cour prend appui sur le droit national qui, lui, reconnaît la possibilité de solliciter le bénéfice d’un titre de séjour pour raisons médicales : aussi, le requérant a-t-il naturellement droit à ce qu’il soit statué, à brefs délais, sur sa demande pour « raccourcir autant que possible la situation de précarité dans laquelle il se trouve». Le raisonnement ainsi développé par les juges européens se rapproche de celui effectué au titre de l’article 1er du Protocole 12 à la Convention européenne des droits de l’homme en matière de non-discrimination: à partir du moment où un droit est reconnu par le droit interne, il doit l’être sans discrimination. En l’espèce, si l’État institue la possibilité d’introduire une demande de titre de séjour pour raisons de santé, l’examen doit être le plus bref possible et, en tout état de cause, respecter le délai raisonnable de procédure.
Or, tel n’a pas été le cas en l’espèce puisque, quinze ans après l’introduction de la demande, et malgré les recours effectués, le requérant n’a toujours pas obtenu de décision définitive.
Le non-respect de la chose jugée
Le délai particulièrement long s’explique, principalement, par le ping-pong entre l’organe décisionnaire et l’organe de contrôle : le premier n’a eu de cesse d’adopter des décisions de rejet de la demande du requérant là où le second n’a eu de cesse de les annuler les unes après les autres pour des défauts dans la motivation. Ainsi, les décisions de rejet ont-elles été annulées pour non-respect de la chose jugée dans la mesure où elles ne faisaient que reprendre la motivation déjà censurée par l’organe de contrôle. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les décisions de rejet ont continué à être annulées, l’une après l’autre, dans le cadre du recours exercé par le requérant. Dès lors, la conclusion est limpide : « Cette situation place le requérant dans une situation de précarité et d’incertitude qui n’est pas compatible avec le principe de sécurité juridique, composante essentielle de l’État de droit, et qui ne satisfait pas à l’obligation positive inhérente à un respect effectif de l’article 8 de la Convention ».
La mesure individuelle
Cette affaire était l’occasion pour la Cour de faire application de l’article 46 de la Convention européenne pour indiquer au gouvernement une mesure individuelle à mettre en œuvre pour exécuter l’arrêt. Une telle démarche est tout à fait exceptionnelle puisque l’exécution des arrêts de la Cour est confiée au comité des ministres du Conseil de l’Europe et non aux juges européens eux-mêmes. En l’espèce, la Cour indique qu’il revient à l’État, pour tenir compte de l’arrêt rendu, de répondre de manière définitive et motivée à la demande du requérant, et dans les plus brefs délais. À travers cet arrêt, la Cour rappelle que le respect du droit à la vie privée et familiale ne se résume pas à une protection du statut, mais inclut aussi la garantie d’une procédure raisonnable et cohérente.
CEDH 9 oct. 2025, Sahiti c/ Belgique, n° 24421/20
par Manuela de Ravel d’Esclapon, Docteur en droit, Avocat au barreau de Strasbourg, Chargée d’enseignement à l’Université de Strasbourg
© Lefebvre Dalloz