Transport aérien de passagers : le manque de personnel aéroportuaire peut constituer une « circonstance extraordinaire »

Le fait que le personnel de l’exploitant de l’aéroport responsable du chargement des bagages dans les avions soit en nombre insuffisant peut constituer une « circonstance extraordinaire » au sens du règlement (CE) 261/2004 du 11 février 2004 sur les droits des passagers aériens permettant au transporteur aérien d’échapper à son obligation d’indemnisation des passagers pour retard important de vol.

Une fois n’est pas coutume, la Cour de justice de l’Union européenne rend un arrêt favorable aux intérêts d’une compagnie aérienne, même s’il convient d’être prudent sur l’issue finale du litige. Pour rappel, le règlement (CE) 261/2004 du 11 février 2004 sur les droits des passagers aériens met à la charge du transporteur une obligation d’indemnisation des passagers en cas d’annulation de vol, mais également, en vertu d’une jurisprudence ultra legem, d’un retard important, étant considéré comme tel un retard de plus de trois heures à l’arrivée par rapport à l’heure initialement prévue (CJCE 19 nov. 2009, aff. C-402/07, Sturgeon (Cts) c/ Condor Flugdienst GmbH (Sté), D. 2010. 1461 , note G. Poissonnier et P. Osseland ; ibid. 2011. 1445, obs. H. Kenfack ; JT 2010, n° 116, p. 12, obs. X.D. ; RTD com. 2010. 627, obs. P. Delebecque ; RTD eur. 2010. 195, chron. L. Grard ; ibid. 2015. 241, obs. P. Bures ). Le montant de cette indemnisation est fonction de la distance de vol (par ex., 250 € pour les vols de 1 500 km au moins) et de son caractère intracommunautaire ou non (art. 7, § 1er).

Notion de « circonstance extraordinaire ». Cependant, le transporteur est dispensé de verser l’indemnisation prévue par le règlement (CE) 261/2004 s’il « est en mesure de prouver que l’annulation est due à des circonstances extraordinaires qui n’auraient pas pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises » (art. 5, § 3). La jurisprudence est venue préciser que les circonstances extraordinaires sont les « événements qui, par leur nature ou par leur origine, ne sont pas inhérents à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien concerné et échappent à la maîtrise effective de celui-ci » (CJUE 4 avr. 2019, aff. C-501/17, D. 2019. 756 ; ibid. 1469, obs. H. Kenfack ; AJ contrat 2019. 299, obs. L. Siguoirt ; RTD eur. 2020. 419, obs. L. Grard ), ces deux conditions étant cumulatives et leur respect devant faire l’objet d’une appréciation au cas par cas par les juges (CJUE 11 mai 2023, aff. C‑156/22 à C‑158/22, pt 18, D. 2023. 948 ; JT 2023, n° 264, p. 12, obs. X. Delpech ). En pratique, les circonstances extraordinaires sont rarement admises par les juridictions, tant européennes qu’internes, lesquelles interprètent le règlement (CE) 261/2004 dans un sens très favorable aux intérêts des passagers aériens, conformément, d’ailleurs, à l’objectif principal assigné par le règlement : « assurer un niveau élevé de protection des passagers » (consid. 1).

Néanmoins, au regard de ces deux critères cumulatifs, les circonstances extraordinaires sont parfois retenues. Les événements climatiques en font généralement partie, telle l’éruption du volcan islandais Eyjafjöll (CJUE 31 janv. 2013, aff. C-12/11, Dalloz actualité, 12 fév. 2013, obs. C. Demunck ; McDonagh c/ Ryanair Ltd, D. 2013. 361 ; JT 2013, n° 151, p. 14, obs. X.D. ; RTD eur. 2014. 210, obs. L. Grard ; ibid. 2015. 171, obs. F. Benoît-Rohmer ), ou l’impact de foudre conduisant à l’immobilisation de l’appareil (Civ. 1re, 12 sept. 2018, n° 17-11.361, Dalloz actualité, 27 sept. 2018, obs. X. Delpech ; D. 2018. 2120 , note P. Dupont et G. Poissonnier ; ibid. 2117, avis J.-P. Sudre ; ibid. 2019. 1469, obs. H. Kenfack ; JT 2018, n° 212, p. 11, obs. X. Delpech ; JCP E 2018, n° 1580, note L. Siguoirt). C’est également le cas, entre autres du comportement perturbateur d’un passager ayant justifié que le pilote déroute le vol concerné vers un aéroport différent de celui initialement prévue afin de débarquer le passager en cause (CJUE 11 juin 2020, aff. C-74/19, D. 2020. 2223 , note P. Dupont et G. Poissonnier ; ibid. 2021. 1695, obs. H. Kenfack ; RTD eur. 2021. 449, obs. L. Grard ; D. 2020. Actu. 1292 ; JT 2020, n° 232, p. 12, obs. X. D. ; JCP E 2020. 1332, n° 12, obs. J. Heymann ; Gaz. Pal. 1er sept. 2020, n° 29, p. 25, note C. Paulin). En revanche, un problème technique survenu inopinément, même s’il n’est pas imputable à un entretien défectueux de l’aéronef et n’a pas non plus été décelé lors d’un entretien régulier, ne relève pas de la notion de circonstances extraordinaires. La jurisprudence est d’ailleurs inflexible sur ce point, alors même que la sécurité aérienne est en jeu (CJUE 17 sept. 2015, aff. C-257/14, van der Lans (Mme) c/ Koninklijke Luchtvaart Maatschappij, D. 2015. 1893, obs. T. Douville ; ibid. 2016. 1396, obs. H. Kenfack ; JT 2015, n° 179, p. 14, obs. X. Delpech ; RTD com. 2016. 584, obs. P. Delebecque ; RTD eur. 2016. 661, obs. L. Grard ).

Le manque de personnel aéroportuaire dédié au chargement des bagages peut constituer une « circonstance extraordinaire ». Dans l’affaire jugée, la Cour de justice retient les circonstances extraordinaires, somme toute logiquement. Les faits sont les suivants. En 2021, un vol au départ de Cologne-Bonn (Allemagne) à destination de l’île de Kos (Grèce), assuré par la compagnie TAS, a subi un retard de 3 heures et 49 minutes, c’est-à-dire un retard d’une durée suffisante pour donner droit aux passagers qui en sont victimes l’indemnisation prévue par le règlement. Ce retard était dû à plusieurs raisons, mais principalement à un manque de personnel de l’aéroport Cologne-Bonn pour charger les bagages dans l’avion. Un certain nombre de passagers affectés par ce retard ont alors cédé, ce qui est de plus en plus courant, leurs éventuels droits à indemnisation auprès d’une société spécialisée dans la sécurisation de compensations pour les passagers affectés par des retards, des annulations, des surréservations et des vols manqués, Flightright (sur l’admission explicite de la cessibilité de ces droits, v. CJUE 29 févr. 2024, Eventmedia Soluciones SL c/ Air Europa Líneas Aéreas SAU, aff. C-11/23, Dalloz actualité, 7 mars 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 423 ). Cette société a alors intenté un recours à l’encontre de TAS, la compagnie aérienne, auprès des juridictions allemandes, faisant valoir que ce retard était imputable à TAS et ne pourrait être justifié par des circonstances extraordinaires.

La juridiction allemande saisie du litige (le Tribunal régional de Cologne) a alors sursis à statuer et a interrogé, par voie préjudicielle, la Cour de justice sur le point de savoir si une insuffisance du personnel de l’exploitant de l’aéroport responsable du chargement des bagages dans les avions peut constituer une circonstance extraordinaire au sens de l’article 5, § 3, du règlement (CE) 261/2004. La Cour répond à cette question par l’affirmative : elle considère que le fait que le personnel de l’exploitant de l’aéroport responsable du chargement des bagages dans les avions soit en nombre insuffisant est susceptible de constituer une « circonstance extraordinaire » (pt 18). La solution s’explique : les circonstances extraordinaires sont généralement admises en présence d’un événement qui se produit dans l’enceinte aéroportuaire et qui sont imputables à l’exploitant de l’aéroport, même si ce n’est pas systématique. En pareille situation, l’événement échappe alors à la maîtrise effective du transporteur aérien concerné ; son origine est en quelque sorte « externe » à ce transporteur. Tel est le cas de l’endommagement d’un pneumatique d’un aéronef par une vis se trouvant sur la piste de l’aéroport empêchant le décollage (CJUE 4 avr. 2019, aff. C-501/17, préc.), ou encore de la présence d’essence sur une piste d’un aéroport ayant entraîné la fermeture de celle-ci, et, par voie de conséquence, autant d’événements imputables à un mauvais entretien des pistes. Il en est de même si lorsque le système d’approvisionnement en carburant d’un aéroport, qui est géré par l’exploitant de ce dernier ou par un tiers, connaît une défaillance généralisée (CJUE 7 juill. 2022, aff. C‑308/21, spéc. pts 25 et 26, Dalloz actualité, 27 sept. 2022, obs. X. Delpech ; RTD eur. 2023. 540, obs. L. Grard ) ou encore en cas de défaillance de l’avion causée par une collision avec un véhicule de restauration appartenant à un tiers (CJUE 30 mars 2022, aff. C-659/21, RTD eur. 2023. 540, obs. L. Grard ). Dans tous ces cas de figure, le transporteur aérien n’y est strictement pour rien. En revanche, et assez curieusement, le choc entre un avion et un escalier mobile d’embarquement survenu sur la piste n’est pas une circonstance extraordinaire (CJUE, ord., 14 nov. 2014, aff. C-394/14, Dalloz actualité, 15 déc. 2014, obs. C. Demunck ; Siewert (Mme) c/ Condor Flugdienst GmbH (Sté), D. 2014. 2404 ; ibid. 2015. 1294, obs. H. Kenfack ; RTD eur. 2015. 241, obs. P. Bures ; ibid. 421, obs. L. Grard ).

La « circonstance extraordinaire », condition nécessaire mais pas suffisante pour échapper à l’obligation d’indemnisation. Pour autant, dans le cas présent, la Cour de justice n’est pas si catégorique dans son affirmation (comme le traduit l’utilisation de la formule « est susceptible »). Pour qu’il y ait « circonstances extraordinaires », il faut nécessairement que les défaillances constatées dans les opérations de chargement des bagages à l’aéroport de départ aient échappé à la maîtrise du transporteur aérien, ce que la juridiction de renvoi devra établir, au vu des circonstances de l’affaire. Cette juridiction n’est cependant pas totalement livrée à elle-même, puisque la Cour de justice lui fournit quelques indications : « tel ne serait notamment pas le cas si [la compagnie aérienne] était habilitée à exercer un contrôle effectif sur l’exploitant de cet aéroport » (pt 27). En pareille hypothèse, fort improbable au demeurant (imagine-t-on sérieusement une compagnie aérienne « contrôler » un aéroport ?), la défaillance constatée n’aurait pu échapper à la maîtrise du transporteur et la notion de « circonstances extraordinaires » devrait nécessairement être écartée. En tout état de cause, la charge de la preuve de ce que l’événement dont se prévaut le transporteur aérien échappe à sa maîtrise effective, repose sur celui-ci en ce qu’il se prévaut d’une « circonstance extraordinaire » pour échapper à son obligation d’indemnisation des passagers.

Mais, même si la juridiction allemande de renvoi devait constater que le manque de personnel dans les opérations de chargement des bagages à l’aéroport de départ constitue une « circonstance extraordinaire », cela ne suffirait pas pour que la compagnie aérienne puisse s’exonérer de son obligation d’indemnisation des passagers. Une double démarche probatoire pèse encore sur elle. Elle devra, en effet, désormais démontrer, d’une part, que cette circonstance n’aurait pas pu être évitée, même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises, et, d’autre part, qu’elle a adopté toutes « les mesures adaptées à la situation à même d’obvier aux conséquences de celle-ci », en d’autres termes qu’elle a adopté les mesures à même de remédier aux conséquences qui résultent de cette situation (pt 28). Cette double preuve ne paraît guère aisée à apporter. On sait simplement, au vu de la jurisprudence, que ces mesures mises en œuvre ne peuvent conduire à exiger du transporteur aérien « qu’il consente des sacrifices insupportables au regard des capacités de son entreprise » (CJUE 4 avr. 2019, aff. C-501/17, préc., pt 31). Ces moyens, indiquent la Cour de justice, peuvent consister, par exemple, s’agissant d’un pneumatique endommagé par une vis présente sur la piste, obligeant au remplacement dudit pneumatique, en la conclusion de « contrats de remplacement de leurs pneumatiques conclus avec des sociétés de maintenance aérienne et qui leur assurent un traitement prioritaire dans le remplacement desdits pneumatiques » (arrêt préc., pt 32). Dans l’arrêt commenté, la Cour de justice fournit également des indications sur ce que devrait faire le transporteur dans l’hypothèse d’un manque de personnel aéroportuaire pour procéder aux opérations de chargement de bagages à bord des aéronefs. Elle considère que ces moyens pourraient consister à « recourir pour cette opération [de chargement des bagages] aux services d’un autre prestataire, disposant de capacités suffisantes pour fournir ces services sans retard, au moment où il savait ou aurait dû savoir que l’exploitant de l’aéroport ne disposait pas de telles capacités » (pt 29). Cependant, la Cour de justice considère à juste titre qu’il ne s’agit là que d’une obligation de moyens. À l’impossible nul n’est tenu !

L’on se rend parfaitement compte, à la lecture de cet arrêt très pédagogique, d’une part, de la démarche probatoire exigeante qui pèse sur le transporteur aérien qui entend se prévaloir de « circonstances extraordinaires » au sens de l’article 5, § 3, du règlement (CE) 261/2004, d’autre part, du pouvoir d’appréciation tout à fait considérable qui pèse sur la juridiction de renvoi dans l’appréciation de ces éléments de preuve. Un arrêt de la Cour de justice se suffit rarement à lui-même.

 

CJUE 16 mai 2024, Touristic Aviation Services, aff. C-405/23

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