Tsunami sur la vente forcée des droits incorporels ou l’effet papillon

Le Conseil constitutionnel saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité déclare que les mots « des contestations qui s’élèvent à l’occasion de l’exécution forcée » figurant au premier alinéa de l’article L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire sont contraires à la Constitution et envisage les conséquences de cette inconstitutionnalité.

Cette décision du Conseil constitutionnel pourrait bien être une illustration dans le domaine juridique de la théorie de l’effet papillon d’Edward Lorenz selon laquelle une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets très importants.

À l’origine de ce bouleversement, une simple contestation d’une saisie de parts sociales d’une société civile immobilière aboutissant à une remise en cause d’une partie d’un texte applicable depuis plus de trente ans, l’article L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire, anciennement article L. 311-12 du même code, entré en vigueur le 1er janvier 1993 avec la réforme des procédures civiles d’exécution et la création d’un nouveau juge spécialisé, le juge de l’exécution (JEX).

La requérante reprochait aux articles L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire, dans son premier alinéa, et aux articles L. 231-1 et L. 233-1 du code des procédures civiles d’exécution de ne pas prévoir, en cas de vente par adjudication faisant suite à une saisie de droits incorporels, la possibilité pour le débiteur de contester devant le JEX le montant de leur mise à prix. Cette impossibilité était susceptible selon elle de permettre que la vente des droits saisis puisse intervenir à un prix manifestement insuffisant. Aussi considérait-elle que ces dispositions étaient entachées d’incompétence négative dans des conditions affectant le droit de propriété ainsi que le droit à un recours juridictionnel effectif et qu’était ainsi redevable et fondée une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur les mots « des contestations qui s’élèvent à l’occasion de l’exécution forcée » figurant au premier alinéa de l’article L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire.

Une déclaration d’inconstitutionnalité fondée

Après avoir rappelé que le droit à l’exécution est un droit garanti par la Constitution et qu’il appartient au législateur, compétent en application de l’article 34 de la Constitution de définir les modalités selon lesquelles, pour permettre le paiement des obligations civiles et commerciales, les droits patrimoniaux des créanciers et des débiteurs doivent être conciliés, il constate que cet équilibre n’est pas assuré par les textes pour la procédure de vente forcée des droits incorporels.

En effet, en l’état actuel du droit positif, le montant de mise à prix est fixé unilatéralement par le créancier et le JEX n’est pas compétent pour connaître de la contestation de ce montant.

Sa réponse n’est donc pas surprenante :

« Au regard des conséquences significatives qu’est susceptible d’entraîner pour le débiteur la fixation du montant de la mise à prix des droits saisis, il appartenait au législateur d’instaurer une voie de recours.

Il résulte de ce qui précède que les dispositions contestées sont entachées d’incompétence négative dans des conditions affectant le droit à un recours juridictionnel effectif.

Par conséquent, sans qu’il soit besoin d’examiner l’autre grief, les dispositions contestées doivent être déclarées contraires à la Constitution ».

Les effets de cette déclaration d’inconstitutionnalité

La conséquence d’une disposition déclarée inconstitutionnelle à la suite d’une QPC est son abrogation à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel (Constitution, art. 62), sauf aménagement prévu par le même article qui offre au Conseil constitutionnel le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets, que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produit avant l’intervention de cette déclaration.

Dans la mesure où il appartient au seul Parlement d’indiquer les modifications qui doivent être retenues pour qu’il soit remédié à l’inconstitutionnalité constatée et dans la mesure où l’abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles entraînerait des conséquences manifestement excessives, le Conseil constitutionnel décide, en application de l’article 62 précité, de reporter au 1er décembre 2024 la date l’abrogation.

À cette décision de report, le Conseil constitutionnel ajoute une disposition transitoire en déclarant qu’à compter de la publication de sa décision, il y aura lieu de juger que, jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi ou, au plus tard, au 1er décembre 2024, le débiteur sera recevable à contester le montant de la mise à prix pour l’adjudication des droits incorporels saisis devant le JEX dans les conditions prévues par le premier alinéa de l’article L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire.

Mais l’effet papillon c’est aussi qu’en supprimant « les contestations qui s’élèvent à l’occasion d’une exécution forcée » figurant au premier alinéa de l’article L. 213-6, le juge constitutionnel a enlevé cette compétence et donc – sauf en matière de saisie immobilière et de mesures conservatoires pour lesquelles le pouvoir juridictionnel reste acquis en raison de la rédaction de l’alinéa 2 de l’article L. 213-6 – le JEX ne peut plus connaître des contestations.

Lorsque le Conseil constitutionnel juge que le JEX devra d’ici une nouvelle loi ou la date du 1er décembre 2024 juger que la contestation de la mise à prix des parts sociales sera possible devant ledit juge, il laisse de côté toutes les contestations de toutes les mesures d’exécution et les autres contestations en matière de saisie des parts sociales.

Ainsi, ce qui à l’origine était une simple demande de modification de mise à prix sollicitée à l’occasion d’une vente forcée de droits incorporels aboutit à l’inconstitutionnalité d’une partie de l’article L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire qui définit les pouvoirs juridictionnels du JEX.

Mais, si le battement d’ailes d’un papillon peut déclencher une tornade, il peut aussi l’empêcher et ce sera la mission à laquelle devra s’attacher la Chancellerie pour proposer une modification des textes législatifs et réglementaires relatifs à la vente forcée des droits incorporels.

Une inconstitutionnalité qui aurait pu être évitée

Pourtant, cette décision d’inconstitutionnalité aurait pu être évitée, si le ministère de la Justice et la Direction des affaires civiles et du Sceau (DACS) acceptaient, de temps en temps, d’écouter les praticiens, puisque déjà en 2009, lors d’un colloque organisé en partenariat avec la deuxième chambre civile de la Cour de cassation sur le thème des recours dans les voies d’exécution, l’Association des avocats praticiens des procédures et de l’exécution, sous la présidence d’Alain Provansal, avait exprimé le souhait d’une nécessaire réforme de la vente forcée des droits incorporels de société civiles ou commerciales (François Kuntz, La vente forcée des parts sociales ou actions de sociétés civiles ou commerciales, Colloque, Paris, 16 oct. 2009), le droit positif étant jugé bien trop incomplet.

Plusieurs propositions de modernisation et un projet de décret ont ensuite été adressés à la DACS, en vain…mais l’effet papillon va contraindre le législateur à enfin se mettre à la besogne.

Pourtant, c’était prémonitoire, dans l’un des projets de décret adressé, il était proposé, je cite :

« Toute contestation, demande incidente, ou observation sur le contenu du cahier des conditions de vente est formée par le dépôt au greffe du juge de l’exécution de conclusions ».

C’était en 2011…les battements d’ailes d’un papillon.

 

© Lefebvre Dalloz