Un exemple de tension entre le « case » et le « court management » en procédure orale : le dépôt de conclusions le jour de l’audience des plaidoiries

Depuis le 1er décembre 2010, la procédure orale peut faire l’objet d’un aménagement des échanges entre les parties, en ce sens qu’elles peuvent être autorisées par le juge à formuler leurs prétentions et moyens par écrit, spécialement par des jeux de conclusions.

Cette organisation atypique mais fréquente de la procédure orale s’accompagne en principe d’une fixation des délais pour conclure et, ce, par le truchement d’un calendrier de procédure. Si tel n’est pas le cas, il faut semble-t-il considérer que la procédure orale n’a fait l’objet d’aucun aménagement au sens de l’article 446-2 du code de procédure civile. Il en résulte qu’un dépôt de conclusions le jour de l’audience des plaidoiries n’est jamais, du moins dans ces conditions, problématique : loin de devoir en ordonner la mise à l’écart, la formation de jugement doit seulement ordonner le renvoi de la cause à une audience ultérieure pour permettre à l’adversaire d’y répliquer.

Dans les célèbres dispositions liminaires du code de procédure civile relatives aux principes directeurs du procès, certains dispositifs frappent plus que d’autres par la clarté qui les caractérise : non pas vraiment le souci du détail mais plutôt celui de la précision et de la concision, ces deux grandes lignes de force de la légistique française (v. sur laquelle, J. Carbonnier, Essai sur les lois (1995), LGDJ, coll. « Anthologie du droit », 2014), du moins la plus noble, sinon la plus traditionnelle. Tel est le cas, parmi les exemples topiques, de l’alinéa 1er, de l’article 16, en vertu duquel « le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction ».

Ce texte étant de toute évidence parfaitement clair, pour ne pas dire tout à fait transparent, nulle querelle d’interprétation ne devrait en jaillir (interpretatio cessat in claris). Avec lui, tout serait dit, simplement mais non moins puissamment, sur ce que doit être l’office (du latin officium, qui signifie le devoir) du juge des juridictions civiles, sociales et commerciales, relativement à la mise en œuvre du principe (v. not., sur lequel, L. Ascensi, Du principe de la contradiction, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », 2006 ; M.-A. Frison-Roche, Généralités sur le principe du contradictoire. Droit processuel, LGDJ, coll. « Anthologie du Droit », 2014) selon lequel, nul ne peut être jugé sans avoir été entendu ou, a minima, appelé en justice (C. pr. civ., art. 14). Reste que, techniquement, la sanction du principe peut prendre de multiples formes avec, par contrecoup, la sempiternelle question de l’attitude que le juge doit adopter, çà et là, en présence d’une violation de la règle par l’une des parties à l’instance ou de son représentant ad litem.

L’arrêt sous commentaire l’illustre, lequel offre ainsi l’occasion d’un retour sur cet aspect, ô combien fondamental, du « case management », de la bonne gestion ou, si l’on veut, de la bonne « administration » (S. Guinchard, C. Chainais, F. Ferrand et L. Mayer, Procédure civile, 37e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2024, p. 406 s., nos 469 s.) de l’instance par le juge.

La difficulté procédurale à l’origine de l’arrêt ci-après commenté n’intervient, comme c’est souvent et malheureusement le cas en pratique, qu’en cause d’appel, après la validation, au premier degré de juridiction, de la contrainte émise par la Caisse générale de la sécurité sociale de la Réunion à l’encontre de l’auteur du pourvoi.

Devant la Cour d’appel (Saint-Denis [Réunion], ch. soc., 20 sept. 2022, n° 20/02482) où, pour ce type de contentieux (i.e., celui de la sécurité sociale), la procédure est, par exception, orale (CSS, art. R. 142-10-4, pour la procédure applicable en 1re instance ; art. R. 142-11 pour la procédure applicable en appel), l’audience d’orientation se clôture par un renvoi à une audience ultérieure. Dans l’intervalle, il apparaît que les parties, toutes représentées par des avocats, décident de transmettre à la cour leurs prétentions et moyens par divers jeux de conclusions. Malgré la présence d’une erreur de date relative au dépôt des conclusions de l’intimé dans l’exorde de l’arrêt d’appel qui complique – il faut bien l’admettre – un peu la tâche, notons d’emblée la chronologie de ces échanges, car elle permet de mieux comprendre les tenants et les aboutissants de la solution retenue, in fine, par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation.

Ainsi donc, voici l’intimée – la Caisse générale de la sécurité sociale de la Réunion – qui conclut, le premier, le 6 décembre 2021. L’appelant – le particulier qui conteste la validation par le tribunal judiciaire de la Réunion de la contrainte émise à son encontre par la caisse quelques années auparavant – conclut pour sa part, et par deux fois, le 31 janvier 2022, puis le 21 juin, soit le jour même de l’audience des plaidoiries.

Bien entendu, c’est à ce stade de la procédure que les choses s’enveniment. Au fond, la question qui se pose à partir de cette chronologie des évènements est simple : en procédure orale, si un renvoi à une audience ultérieure est prononcé à l’issue de l’audience d’orientation, et que les parties s’entendent pour formuler, entre temps, leurs prétentions et moyens par écrit, la formation de jugement doit-elle écarter les écritures ou, lorsqu’elles sont représentées par des avocats, les conclusions déposées le jour de l’audience des plaidoiries ?

D’aucuns répondront peut-être instinctivement qu’elles doivent être mises de côté par la formation de jugement, qu’il en va du respect du contradictoire, si essentiel au respect des droits de la défense. Cette vision des choses est loin d’être anormale devant les juridictions du fond, comme devant la Cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion qui, en effet, opta en l’espèce pour la mise à l’écart des conclusions de l’appelant. Elle le fit cependant, non seulement sur le fondement de l’article 16 du code de procédure civile, mais aussi au visa de l’article 446-2, alinéa 5.

Il est vrai qu’in fine, ce texte investit le juge d’un pouvoir de mise à l’écart des conclusions ou, plus largement, des écritures des parties, tardivement transmises et remises (« le juge peut écarter […] »). Pour autant, il faut bien voir qu’il ne dit pas que cela, qu’il s’inscrit dans un contexte précis, celui d’un aménagement organisé de concert entre les parties et le juge de la procédure orale avec, d’ordinaire, une fixation des délais pour conclure, spécialement par le biais d’un calendrier de la procédure.

C’est ce que rappelle la deuxième chambre civile de la Cour de cassation dans l’arrêt sous commentaire. En l’occurrence, ce n’est pas la mise à l’écart des conclusions qu’il convenait de prononcer dans cette affaire, mais un simple renvoi à une audience ultérieure pour permettre à l’intimé, destinataire des conclusions litigieuses, d’organiser sa défense. À l’observation de la jurisprudence, cette solution est tout à fait constante, pour ne pas dire parfaitement « classique ». Comment expliquer que la juridiction supérieure soit si fréquemment tenue de le rappeler ? S’il y a de la résistance des juges du fond dans l’air, qu’est-ce qui l’explique ? Voici des questions sous-jacentes qui méritent d’être posées à défaut d’être élucidées. Qu’il soit permis de formuler, toutefois, une hypothèse : voici des cas où, somme toute, le « case management » croise le fer avec les contraintes inhérentes du « court management » (v. en particulier, sur lequel, E. Jeuland [dir.], Court Management. Gestion du tribunal. Pour un principe de coordination en matière de gestion du tribunal. For a Principle of Coordination in Court Management, LGDJ, coll. « Bibliothèque de l’IRJS – André Tunc », 2020), c’est-à-dire non plus celles de la bonne gestion de l’instance, mais celles de la bonne gestion du tribunal.

Une solution de bonne gestion de l’instance

De longue date, la Cour de cassation estime qu’en procédure orale, le dépôt de conclusions est permis, même pour un jeu de « quelques cent quarante pages » (Civ. 3e, 30 janv. 2002, n° 00-13.486 et n° 00-14.725 P), le jour de l’audience des plaidoiries, tant que lesdites conclusions sont soutenues par leurs déposants à la barre du tribunal ou de la cour d’appel. Reprise dans le code de procédure civile à l’alinéa 1er de l’article 446-1, tel qu’issu du décret n° 2010-1165 du 1er octobre 2010 (JO 3 oct.) relatif à la conciliation et à la procédure orale en matière civile, commerciale et sociale, cette solution jurisprudentielle pérenne s’explique par le caractère oral de la procédure sans représentation obligatoire, lequel prive logiquement de fondement la demande qui poursuit leur exclusion des débats (Civ. 3e, 30 janv. 2002, n° 00-13.486 et n° 00-14.725, préc.).

On peut y voir un paradoxe, mais le juge doit les prendre en compte, du moins s’il ne veut pas prendre le risque de passer à côté des prétentions nouvelles qu’elles pourraient contenir. Ce qui est déterminant, c’est que la partie qui procède de cette façon comparaisse le jour de l’audience des plaidoiries pour les soutenir (Civ. 2e, 9 févr. 2012, n° 10-28.197 P, Dalloz actualité, 6 mars 2012, obs. C. Tahri ; D. 2012. 509 ; RTD civ. 2012. 374, obs. R. Perrot ), en bref : pour les mettre en valeur à l’oral (le paradoxe n’est donc que de façade). Aussi est-il important que l’adversaire soit présent pour les entendre, qu’il ne soit pas ce jour-là défaillant, faute de comparaître (v. par ex., en ce sens, Civ. 2e, 27 nov. 2014, n° 13-27.737, inédit, RTD civ. 2015. 942, obs. N. Cayrol ).

Lorsque ces conditions – qui sont bien sûr cumulatives – sont réunies, la Cour de cassation lie alors l’office du juge et, cela, doublement. D’abord par la technique de l’interdit : il ne peut pas mettre à l’écart les conclusions ou, plus largement, les écritures transmises, quoiqu’in extremis, par le plaideur, puisqu’il comparaît pour les soutenir à l’audience, laquelle correspond en procédure orale au moment où se fait, justement, la mise en état. Ensuite par la technique de l’obligation : il doit renvoyer l’affaire à une audience ultérieure si, toutefois, l’adversaire n’est pas en mesure d’y répondre sur-le-champ, ce qui est assurément le cas lorsqu’il n’est pas présent à l’audience (Civ. 2e, 19 mars 2015, n° 14-15.740 P, Dalloz actualité, 15 avr. 2015, obs. M. Kebir ; D. 2015. 1791, chron. H. Adida-Canac, T. Vasseur, E. de Leiris, L. Lazerges-Cousquer, N. Touati, D. Chauchis et N. Palle ; ibid. 2016. 449, obs. N. Fricero ; RTD civ. 2015. 942, obs. N. Cayrol ).

Cette construction jurisprudentielle participe de la recherche d’un juste équilibre entre, d’une part, la mise à l’écart des écritures ainsi déposées et, d’autre part, l’adjudication immédiate des demandes nouvelles qu’elles sont susceptibles de contenir, spécialement au détriment de l’adversaire défaillant, faute de comparaître à la barre du tribunal (v. en ce sens, N. Cayrol, Recevabilité des demandes nouvelles à l’audience et respect de la contradiction : en l’absence de l’adversaire, le juge doit ordonner le renvoi à une audience ultérieure, RTD civ. 2015. 942, obs. ss., Civ. 2e, 19 mars 2015, préc.). Dans cette perspective, toute critique serait, a priori, mal perçue.

Il faut cependant faire observer que ces solutions s’appliquent en dehors de la mise en œuvre de l’article 446-2 du code de procédure civile, tel qu’issu du décret précité du 1er octobre 2010, entré en vigueur le 1er décembre 2010. Or, celui-ci permet non seulement au président de la juridiction ou de la chambre saisie de l’affaire, d’autoriser les parties à s’échanger des conclusions avant l’audience des plaidoiries, mais dispose également qu’il « peut écarter des débats les prétentions, moyens et pièces communiqués sans motif légitime après la date fixée pour les échanges et dont la tardiveté porte atteinte aux droits de la défense ». Ne pourrait-on donc pas retenir, sur cette base, une position plus sévère ? C’était le raisonnement des juges du fond, ceux de la Cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion. Ce n’est pas celui de la deuxième chambre civile qui condamne toute lecture extensive du texte, qu’importe les contraintes du « court management ».

Une solution en tension avec les contraintes de gestion d’une juridiction du fond

À l’instar d’un précédent arrêt (Civ. 2e, 31 janv. 2019, n° 18-12.021 P), l’arrêt du 11 septembre 2025 admet le dépôt tardif de conclusions en procédure orale, comme le jour de l’audience des plaidoiries, tant que le président de la chambre saisie de l’affaire n’a pas du moins fixé, pour ce faire, de date précise aux parties, spécialement par la voie d’un calendrier de procédure. L’arrêt d’appel attaqué est ainsi censuré, pour violation de la loi, lato sensu, sur le fondement de l’article 16 et de l’article 446-2 du code de procédure civile.

Ce visa ne veut toutefois pas dire que, pour la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, la procédure orale avait été aménagée, en l’espèce, par application de l’article 446-2. Bien au contraire, si l’article est visé ici, c’est précisément parce qu’il a servi de fondement à la sanction prononcée par les juges du fond, alors même qu’il n’avait pas été déclenché par le président de la chambre sociale saisie de l’affaire : la remise par les parties des conclusions à la juridiction était, en quelque sorte, « sauvage », simplement faite pour plaire au juge en facilitant son travail de décantation du litige (grande vertu de l’écrit).

Ce trait de caractère (i.e., le caractère sauvage du dépôt des conclusions) ressort d’ailleurs nettement de la lecture de l’arrêt d’appel, dont les motifs décisifs ne parviennent pas à masquer une forme d’embarras des juges du fond. L’article 446-2, alinéa 5, y est en effet visé et, qui plus est, appliqué, mais force est de constater qu’ils restent silencieux sur le début de l’instance et, tout particulièrement, sur l’éventuelle intervention du président de la chambre sociale de la cour d’appel pour autoriser les parties à conclure par écrit.

Une lecture non extensive de l’alinéa 5 de l’article 446-2 ressort ainsi, par contraste, de l’arrêt de la Cour de cassation du 11 septembre 2025. En procédure orale, le pouvoir de mise à l’écart des prétentions, moyens, conclusions et pièces transmises tardivement à la juridiction et à l’adversaire, dépend d’un contexte précis : celui d’un renvoi à une audience ultérieure certes, mais aussi et surtout celui d’une autorisation donnée aux parties et leurs conseils, par le président de l’audience d’orientation, pour pouvoir formuler leurs prétentions et moyens, par écrit et, ce, suivant un certain délai, un certain calendrier de procédure. Or, sans mauvais jeu de mots, tous ces éléments, tels qu’une fixation des délais, manquaient à l’appel. Dès lors, la sanction prévue par l’article 446-2, in fine, ne pouvait être prononcée : seul un renvoi à une audience ultérieure pouvait – mieux : devait – être ordonné.

Plus qu’une lecture non extensive de l’article 446-2, c’est l’analyse structurale de la règle de droit qui explique, et donc conforte, la solution de la Cour de cassation. Il y a en effet dans son présupposé, non seulement l’idée d’une autorisation du juge pour l’échange des conclusions écrites en procédure orale, mais surtout celle d’un délai, d’une date, pour ainsi dire « butoir », au-delà de laquelle plus rien n’est possible, sinon admissible. À défaut de cette date, l’effet juridique de la règle applicable, de l’article 446-2, alinéa 5, ne peut être déclenché, à savoir, ici, le pouvoir du juge – le cas échéant, exerçable d’office – de mettre à l’écart des conclusions et pièces remises le jour de l’audience des plaidoiries.

Il est vrai que le renvoi à une audience ultérieure se substitue alors à la mise à l’écart, ce qui n’est pas neutre du point de vue de l’administration de la justice. On sait en effet qu’il existe, en juridiction, une pression accrue de productivité, laquelle a pour but de répondre au flux croissant, sinon constant, des demandes de justice avec, pour ne rien arranger, des moyens toujours limités pour la rendre. Le renvoi systématique à une audience ultérieure allonge la durée de traitement d’un litige mais aussi, par capillarité, la durée de traitement de l’ensemble du contentieux. La fréquence avec laquelle ce type de difficulté remonte au niveau de la Cour de cassation en révèle l’aspect d’« économie procédurale » (S. Amrani-Mekki, L’économie procédurale, International journal of procedural law, vol. 6 (2016), n° 1, p. 7 s.). Faire comme s’il n’existait pas n’est pas opportun du point de vue de la bonne administration de la justice et, cela, même au niveau de la Cour de cassation, car ce contentieux de pure procédure ne cesse, finalement, de lui parvenir.

Civ. 2e, 11 sept. 2025, F-B, n° 22-23.042

par Maxime Scheffer, Docteur en droit privé et sciences criminelles, Maître de conférences à l'Université Côte d'Azur, Membre du Centre d'études et de recherches en droit des procédures (CERDP)

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