Une assignation en référé-expertise interrompt la prescription acquisitive

La demande en justice, même en référé, interrompant le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion, une assignation en référé-expertise, qui tend à faire établir avant tout procès la preuve d’un empiétement, est interruptive de la prescription acquisitive trentenaire.

Un schéma presque classique

Invoquer la prescription acquisitive, ou usucapion, constitue un moyen habituel de défense - le cas échéant à titre préventif, comme dans le cas de l’espèce commentée - à une demande de suppression d’empiètement, voire à une action en revendication de propriété. Il s’agit en effet à la fois d’un mode légal d’acquisition de la propriété (C. civ., art. 2258) et d’un mode de preuve de la propriété, impliquant que celui qui peut justifier d’une possession utile pendant trente ans sur un immeuble en soit regardé comme le propriétaire légal (v. B. Grimonprez, Rép. civ.,  Prescription acquisitive, n° 1, 143, 155 s.).

En réponse, celui qui se prétend le véritable propriétaire peut, tout aussi classiquement, tenter de soutenir que le délai pour prescrire n’est pas constitué car la prescription a été interrompue. En effet, l’interruption de la prescription « stoppe net le cours de la prescription en effaçant le délai déjà accompli » et a pour effet, une fois sa cause disparue, de faire partir une nouvelle prescription, identique à la précédente » (B. Grimonprez, préc., n° 71). Elle prévient ainsi l’écoulement de la durée nécessaire à l’acquisition de la propriété revendiquée.

Les articles 2240, 2241 et 2244 du code civil énumèrent cependant limitativement les causes de droit commun d’interruption du délai de prescription (Civ. 3e, 25 janv. 2023, n° 21-20.009 P, Dalloz actualité, 8 févr. 2023, obs. T. Brault ; D. 2023. 173  ; ibid. 1331, obs. M.-P. Dumont  ; ibid. 1420, chron. M.-L. Aldigé, B. Djikpa, A.-C. Schmitt et J.-F. Zedda  ; AJDI 2023. 343 , obs. J.-P. Blatter ).

À cet égard, l’article 2241 du code civil prévoit que « la demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion ». Cette solution se justifie dès lors que « par son intervention, le titulaire du droit manifeste son intention de l’exercer et met donc fin à l’inaction qui justifiait de faire courir contre lui l’usucapion » (B. Grimonprez, préc., n° 79).

Toutefois, la notion de « demande en justice » « n’est pas bien définie » (A. Hontebeyrie, Rép. civ.,  Prescription extinctive, n° 395). La plus évidente est bien sûr l’action au fond, en revendication, intentée par le propriétaire à l’encontre du possesseur. Il est cependant acquis depuis la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, qu’une « simple » demande en référé interrompe la prescription. Il en va ainsi de l’action en référé, qui a remplacé l’action possessoire, puisque « le demandeur qui saisit le juge des référés fonde son action sur la titularité du droit litigieux » (B. Grimonprez, préc., n° 84).

Il a même été admis que la demande d’expertise, formée par voie reconventionnelle devant le juge des référés, équivaut à une demande en justice (Com. 2 avr. 1996, n° 93-20.901 P).

« L’originalité » de la demande en référé de mesure d’instruction avant tout procès pour interrompre la prescription

L’originalité de la décision commentée vient, en l’espèce, de la particularité de la demande en référé invoquée pour interrompre la prescription, en ce qu’elle était fondée sur l’article 145 du code de procédure civile pour solliciter une mesure d’instruction avant tout procès.

L’article 145 précité dispose en effet que « s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ».

Ainsi, dans l’absolu l’action prévue par l’article 145 vient sanctionner le droit à la preuve (I. Després, Les mesures d’instruction in futurum, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses » 2004, nos 177 s.) et est donc a priori « distincte de l’action qui pourrait ultérieurement être exercée devant un juge du fond ». Elle n’est donc pas, a priori et par nature, destinée à faire valoir immédiatement un droit, mais à aider à en apporter la preuve si un procès devait être engagé. Sa portée interruptive de prescription pouvait donc interroger.

Si quelques décisions semblaient, avant la réforme de la prescription de 2008, admettre l’interruption du délai (v. Civ. 3e, 24 avr. 2003, n° 01-15.457 P, D. 2003. 2998 , obs. J.-R. Bouyeure ), l’article 2239 du code civil., issu de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 a ajouté à la confusion.

Suspension et/ou interruption de la prescription par la demande de mesure d’instruction in futurum ?

L’article 2239 du code civil prévoit en effet que « la prescription est également suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d’instruction présentée avant tout procès. Le délai recommence à courir, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter du jour où la mesure a été exécutée ».

La doctrine restait divisée sur l’interprétation à donner à cette disposition (N. Cayrol, Rép. civ.,  Référé civil, n° 522 ; I. Després, Retour vers le futur (l’article 145 du code de procédure civile), in Mélanges Guinchard, 2010, Dalloz, p. 693).

Certains auteurs, se fondant notamment sur la mention de ce que « le délai recommence à courir » - ce qui laisse supposer qu’il est fait référence au délai initial, qui n’aurait été que suspendu et pas interrompu-, considéraient que l’article 2239 du code civil viserait à déroger à l’effet interruptif de la demande en référé dans l’hypothèse où celle-ci était fondée sur l’article 145 du code de procédure civile (R. Perrot, Mesures d’instruction préventives. Incidence sur la prescription de l’action au fond, Procédures 2008. Focus n° 35 ; F. Ferrand, Rép. pr. civ.,  Preuve, n° 395).

D’autres affirmaient que, l’effet interruptif devait s’appliquer, comme pour un référé classique, et que l’article 2239 ne visait qu’à retarder le point de départ du nouveau délai devant courir (N. Fricero, Ô temps, suspend ton vol… Procédure judiciaire ou amiable et prescription extinctive, in De code en code, Mélanges Wiederkehr, 2009, Dalloz, p. 332).

C’est cette divergence d’interprétation que vient éclairer le présent arrêt.

Prescription : suspension versus interruption

En l’espèce, les propriétaires d’une parcelle de terrain avaient fait édifier un mur en limite de propriété en 1986 et ce n’est qu’en 2009 que leurs voisins, souhaitant contester l’emplacement de ce mur, les ont assignés en référé-expertise, sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, pour obtenir la désignation d’un géomètre-expert.

En 2016, après un bornage judiciaire, les édificateurs du mur litigieux ont pris l’initiative de revendiquer la propriété de la bande de terrain correspondant à son assiette, en invoquant la prescription acquisitive.

Déboutés de leur demande par la cour d’appel, ils se sont pourvus en cassation en soutenant que seule une assignation dont l’objet des demandes tend à la détermination des droits de propriétés respectives des parties serait interruptive de prescription acquisitive, ce qui ne serait pas le cas d’une demande de désignation en référé d’un géomètre-expert sans que soit sollicitée la détermination des droits de propriété respectifs des parties.

Ils ont également critiqué les motifs adoptés par la cour d’appel selon lesquels la multiplication des actions en bornage relatives à la parcelle en cause démontrerait que cette prescription n’a pas été paisible (faisant ainsi obstacle à la prescription acquisitive), en soutenant qu’une action en bornage n’a pas pour objet la détermination des droits de propriétés respectives des parties.

Après avoir rappelé les termes de l’article 2241 du code civil, dans son attendu de principe, la Cour de cassation ajoute qu’« une assignation en référé-expertise, qui tend à faire établir avant tout procès la preuve d’un empiétement, est interruptive de la prescription acquisitive trentenaire ».

Ayant constaté que la cour d’appel avait relevé que l’assignation en référé de 2009 dénonçait l’empiétement réalisé par le mur et qu’y était demandée l’organisation d’une mesure d’expertise contradictoire, le demandeur se prévalant de la propriété de la bande de terrain litigieuse, elle rejette alors le pourvoi, en affirmant que la cour d’appel a exactement déduit de ces éléments, abstraction faite des motifs surabondants critiqués par la seconde branche, que le délai de prescription trentenaire avait été interrompu par cette demande en justice.

La solution est désormais affirmée très clairement par la cour régulatrice. En définitive, la demande de référé-expertise de l’article 145 a, comme toute demande en référé, un effet interruptif de prescription, avec la particularité d’être suivie d’une suspension du délai de prescription.

Cela pouvait certes sembler évident, en application de la règle interdisant de distinguer là où la loi ne distingue pas, l’article 2241 du code civil donnant un effet interruptif de prescription à la demande en référé, sans distinguer la nature du référé, mais on ne peut reprocher aux juristes de s’interroger légitimement sur l’articulation de différents textes et leur finalité.

La solution est surtout de nature à soulager les plaideurs de bonne foi, qui préfèrent clarifier une situation juridique plutôt que d’engager d’emblée un procès au fond.

Un effet interruptif de la demande de mesure d’instruction in futurum réservé au référé

Il faut cependant rappeler que l’article 145 du code de procédure civile prévoit que la demande de mesure d’instruction in futurum puisse se faire en référé ou par requête. Seule la première voie est contradictoire, ce qui justifie d’ailleurs que ce soit la voie « normale » et que la seconde ne soit autorisée que lorsque les circonstances exigent « un effet de surprise » pour l’efficacité de la mesure demandée (F. Ferrand, Rép. pr. civ.,  Preuve, n° 376 ; Civ. 2e, 21 oct. 1992, n° 91-10.708 P). Ce défaut de contradictoire de la mesure sollicitée par voie de requête justifie tout autant que la Cour de cassation lui refuse l’effet interruptif de prescription. En l’espèce, la Cour de cassation a d’ailleurs pris la peine d’insister sur le fait que l’assignation en référé de 2009 demandait l’organisation d’une mesure d’expertise « contradictoire », mais elle avait déjà eu l’occasion d’affirmer qu’une simple requête, « qui introduit une procédure non contradictoire, ne constitue pas une demande en justice au sens de l’article 2241 du code civil » (Civ. 2e, 14 janv. 2021, n° 19-20.316, Dalloz actualité, 1er févr. 2021, obs. C. Auché et N. De Andrade ; D. 2021. 141  ; ibid. 543, obs. N. Fricero  ; ibid. 2022. 431, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès  ; RPC 2021. 5, chron. E. Jullien, R. Laher et O. Salati ; v. égal., Civ. 3e, 9 nov. 2005, n° 04-15.073 P).

De l’importance de préciser la finalité de la demande de référé-expertise

Il faut peut-être également conseiller à celui qui veut interrompre avec certitude la prescription en demandant une mesure d’instruction avant tout procès, outre de respecter le contradictoire, d’agir avec prudence et de préciser le but de la mesure sollicitée. En effet, « la portée de l’interruption est à la mesure de la demande soumise au juge des référés » (N. Cayrol, préc., n° 519). La Cour de cassation a ainsi déjà jugé que la demande d’expertise en référé sur les causes et conséquences de désordres et malfaçons ne tendait pas au même but que la demande d’annulation du contrat de construction, de sorte que la mesure d’instruction ordonnée n’a pas suspendu la prescription de l’action en annulation du contrat (Civ. 3e, 17 oct. 2019, n° 18-19.611, Dalloz actualité, 15 nov. 2019, obs. F. Garcia ; D. 2019. 2037  ; ibid. 2020. 353, obs. M. Mekki ).

En l’espèce, les juges ont d’ailleurs pris la peine d’insister sur le fait que l’assignation en référé dénonçait l’empiétement réalisé par le mur et demandait l’organisation d’une mesure d’expertise, en se prévalant de la propriété de la bande de terrain litigieuse. On retrouve ainsi l’exigence que la demande en justice soit de nature à manifester l’intention de faire valoir le droit invoqué, ici le droit de propriété contre la possession.

Au surplus, la Cour de cassation vient de rappeler que si la suspension comme l’interruption de la prescription ne peuvent s’étendre d’une action à une autre, « il en est autrement lorsque les deux actions tendent à un même but, de sorte que la seconde est virtuellement comprise dans la première » (Civ. 2e, 2 mars 2023, n° 21-18.771 P, Dalloz actualité, 22 mars 2023, obs. N. Hoffschir ; D. 2023. 1393 , note S. Tisseyre  ; RPC 2023. 3, chron. C. Simon ).

Éclairer d’emblée sur la finalité de la mesure permettra ainsi de préserver ses droits.

Cette précision évitera également une confusion qui pourrait intervenir avec d’autres actions voisines et notamment le bornage, qui, elles, ne produisent pas d’effet interruptif de prescription, faute de manifester l’intention de se prétendre propriétaire.

Un effet interruptif encore refusé pour l’action en bornage

En affirmant que la cour d’appel avait exactement retenu l’interruption de la prescription acquisitive « abstraction faite des motifs surabondants critiqués par la seconde branche », la Cour de cassation en profite également pour préciser que l’autre argument des demandeurs au pourvoi, faisant valoir qu’une action en bornage n’est pas interruptive de prescription, était fondé en droit, à défaut d’être opérant. Il s’agit d’une règle classique : « pour être interruptive, l’action intentée par le propriétaire doit renfermer, au moins virtuellement, une véritable demande. Tel n’est pas le cas de l’action en bornage qui tend exclusivement à la fixation de la ligne divisoire entre les fonds et n’implique en conséquence aucune contestation du droit de propriété » (B. Grimonprez, préc., n° 82 ; Civ. 3e, 21 nov. 1984, n° 83-14.649 P ; 13 mars 2002, n° 00-11.654 P, D. 2002. 2510 , obs. N. Reboul-Maupin  ; ibid. 2650, obs. P. Julien  ; AJDI 2002. 408  ; RDI 2002. 385, obs. M. Bruschi ).

 

Civ. 3e, 29 juin 2023, FS-B, n° 21-25.390

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