Une association de femmes amène la CEDH à se prononcer sur l’urgence climatique

Le 9 avril 2024, la Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée dans trois affaires qui posaient, pour la première fois, la question de la protection des droits de l’homme dans le cadre des atteintes à l’environnement dues au réchauffement climatique. Les solutions adoptées par les juges de Strasbourg sont originales et permettent de dessiner les contours du raisonnement européen sur l’une des plus préoccupantes questions de notre époque.

Les affaires sont connues (M. Brillat, L’urgence climatique devant la Cour européenne des droits de l’homme : enjeux et perspectives à partir des audiences du 29 mars 2023, Dalloz actualité, 19 avr. 2023) ; chacune mettait en scène une typologie de requérants différente. La première requête était portée par un requérant unique, l’ancien maire de la commune de Grand Synthe, dans le nord de la France : il soutenait que le risque réel de submersion de la ville dans les décennies à venir en raison du changement climatique emportait violation de son droit à la vie et de son droit à la vie privée et familiale ainsi qu’au respect de son domicile.

La deuxième affaire avait été soumise par plusieurs requérants individuels, des enfants et jeunes adultes portugais, qui alléguaient la violation des mêmes droits par plusieurs États parties : ces derniers, par leur inaction, étaient, selon les requérants, responsables de la dégradation sérieuse de leur environnement, notamment des incendies extrêmes à proximité immédiate de leur habitation.

La troisième affaire était principalement exposée par une association de femmes de plus de 70 ans, créée pour promouvoir et mettre en œuvre une protection efficace du climat au nom de ses adhérentes : elle soutenait que l’État n’avait pas pris les mesures suffisantes pour conduire à la réduction des émissions de gaz à effet de serre ce qui entraînait des conséquences négatives sur la vie de ses adhérentes.

Sans ambages, la Cour admet qu’elle est saisie de « questions inédites » (§ 414). Bien plus, elle indique clairement qu’elle va devoir établir une nouvelle approche de sa jurisprudence afin de répondre aux exigences de la protection des droits de l’homme dans le cadre d’un réchauffement climatique dont les sources sont diverses et les effets collectifs.

Pour répondre aux nombreuses questions juridiques que ces affaires soulevaient, la Cour européenne a adopté un arrêt de principe contre la Suisse qui fixe les éléments du raisonnement européen en matière de climat. En appliquant ces principes nouveaux, elle a constaté la violation de la Convention par la Suisse et a déclaré irrecevables les deux autres requêtes.

Les développements sont particulièrement longs et s’il n’est pas permis, ici, d’en faire une analyse exhaustive, il est possible d’en identifier les aspects principaux. Ainsi, la lecture croisée de ces décisions et de cet arrêt révèle tant la particularité du contentieux climatique que la technicité du droit européen des droits de l’homme.

L’interprétation exigeante de la qualité de victime

Le premier – et sans doute le principal – écueil des affaires climatiques concernait la qualité de victime pour saisir la Cour d’un grief relatif aux effets négatifs du réchauffement climatique. En effet, les conséquences collectives du réchauffement climatique se heurtaient à l’incompétence de la Cour pour connaître d’une actio popularis. Les juges européens le rappellent avec fermeté : le système de la Convention européenne repose sur le droit de recours individuel pour faire valoir l’existence d’une violation spécifique d’un droit fondamental. Or le contentieux climatique met au jour un nombre de victimes potentielles important – nous tous – et, partant, un risque d’atteinte à la séparation des pouvoirs si le juge européen acceptait de se saisir de toute demande en la matière.

Pour répondre à cette difficulté, la Cour a indiqué que, dans le cadre des affaires climatiques, le requérant doit être touché personnellement et directement par les manquements invoqués. Deux conditions cumulatives doivent être remplies : le requérant doit être exposé de manière intense aux conséquences négatives du réchauffement climatique et il doit exister un besoin impérieux d’assurer sa protection individuelle. L’examen est exigeant, ce que la Cour assume pleinement : « Le seuil à atteindre pour satisfaire à ces critères est particulièrement élevé » (§ 488), ce que ne pourra déterminer qu’un examen approfondi de chaque espèce.

Prenant appui sur ce nouveau principe, les juges européens ont considéré que la requête déposée par M. Carême contre la France était irrecevable. Ils ont constaté que le requérant n’habitait plus dans la commune de Grand Synthe dans laquelle il n’était, par ailleurs, ni propriétaire ni locataire. Dans de telles circonstances, il ne pouvait se prétendre victime d’un risque d’atteinte à sa vie, son domicile et sa vie privée et familiale par la submersion de la commune dans vingt ans.

L’application de la jurisprudence classique relative à l’extraterritorialité

Malgré la particularité du contentieux climatique, la Cour refuse d’élargir sa jurisprudence relative à l’effet extraterritorial de la Convention européenne comme les requérants l’y invitaient dans l’affaire portugaise. La requête n’était pas dirigée que contre le Portugal mais aussi contre une trentaine d’États parties à la Convention européenne en raison des multiples sources territoriales des émissions de gaz à effet de serre. Les juges européens ont rejeté cette approche et rappelé que l’application extraterritoriale de la Convention européenne implique un contrôle effectif de l’Etat sur la personne du requérant situé dans un autre État, et non sur ses intérêts. Cette partie de la requête est jugée incompatible ratione personae avec la Convention européenne. Pour le Portugal dont la juridiction territoriale était en cause, les requérants se sont heurtés à l’absence d’épuisement des voies de recours internes.

La qualité pour agir d’une association

Dans la troisième affaire, la Cour a admis qu’une association puisse avoir qualité pour représenter devant elle les victimes du réchauffement climatique sous certaines conditions : l’association doit être légalement constituée dans le pays visé par la requête ; son but statutaire doit être la défense des droits de l’homme de ses adhérents (ou elle doit être habilitée à défendre les intérêts de ses adhérents touchés par le réchauffement climatique). Les juges européens précisent que l’association n’a pas à démontrer la qualité de victime individuelle de chacun de ses adhérents pour agir. Au vu de ces éléments, les juges européens ont admis la qualité pour agir de l’association Verein Klimaseniorinen Schweiz.

Les obligations positives à la charge de l’État

La Cour européenne a confirmé que le droit à la vie peut être mobilisé dans le cadre du contentieux climatique si est démontré un risque réel et imminent à la vie. Le droit à la vie privée et familiale peut aussi servir de fondement à une requête s’il existe un lien direct et immédiat entre les effets du réchauffement climatique et le droit individuel du requérant : la dégradation générale de l’environnement ne sera pas suffisante pour faire valoir l’existence d’une ingérence. Au vu des circonstances de l’affaire, la Cour a privilégié l’analyse des griefs au regard de l’article 8 de la Convention européenne tout en indiquant que les principes développés valent aussi pour l’article 2 de la Convention.

Sur le fond, la Cour s’est attardée sur la modulation de la marge nationale d’appréciation en matière climatique. Elle a indiqué que cette marge est réduite pour ce qui concerne la fixation de l’objectif à atteindre. Elle est, en revanche, ample lorsqu’il s’agit d’évaluer les moyens déployés pour atteindre cet objectif.

Concrètement, « le respect effectif des droits protégés par l’article 8 de la Convention exige de chaque État contractant qu’il prenne des mesures en vue d’une réduction importante et progressive de ses niveaux d’émission de gaz à effet de serre, aux fins d’atteindre la neutralité nette, en principe au cours des trois prochaines décennies » (§ 548). La Cour a fourni des indications précises pour évaluer ces mesures d’atténuation au regard des exigences de la Convention : les autorités nationales doivent « adopter des mesures générales précisant le calendrier à respecter » ; « fixer des objectifs et trajectoires intermédiaires de réduction des émissions de GES [gaz à effet de serre] (par secteur ou selon d’autres méthodes pertinentes) » ; « fournir des informations montrant si elles se sont dûment conformées aux objectifs pertinents de réduction des émissions de GES ou qu’elles s’y emploient » ; « actualiser les objectifs pertinents de réduction des émissions de GES avec la diligence requise et en se fondant sur les meilleures données disponibles » ; « agir en temps utile et de manière appropriée et cohérente dans l’élaboration et la mise en œuvre de la législation et des mesures pertinentes » (§ 550).

Les mesures d’atténuation ne sont pas les seules exigences conventionnelles : l’État doit aussi mettre en place des mesures d’adaptation pour limiter les effets actuels du réchauffement climatique.

En raison des graves lacunes dans les mesures adoptées par les autorités suisses pour atténuer les effets du réchauffement climatique, la Cour constate une violation de la Convention européenne sans même examiner l’existence et le contenu de mesures d’adaptation.

 

CEDH 9 avr. 2024, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c/ Suisse, n° 53600/20

CEDH 9 avr. 2024, Carême c/ France, n° 7189/21

CEDH 9 avr. 2024, Duarte Agostinho et autres c/ Portugal, n° 39371/20

© Lefebvre Dalloz