Une procédure collégiale de limitation ou d’arrêt des soins pour obstination déraisonnable n’évite pas toujours les dérapages
Par un jugement du 2 août 2024, le Tribunal administratif de Melun a suspendu l’exécution de la décision d’une équipe médicale d’un hôpital public de procéder à une limitation des soins prodigués à une personne atteinte de trisomie 21, et de ne pas procéder à sa réintubation en cas de détresse respiratoire consécutive à son extubation.
La pratique hospitalière peut parfois s’égarer dans l’application de la procédure collégiale prévue par la loi pour décider d’une limitation ou d’un arrêt des soins prodigués à un patient au nom d’une obstination déraisonnable. Le jugement du Tribunal administratif de Melun du 2 août 2024 vient grossir une liste de jugements suspendant de telles décisions médicales lorsqu’elles apparaissent quelque peu précipitées, voire inappropriées ou nécessitent des expertises complémentaires.
En l’espèce, un patient, âgé de 53 ans, atteint de trisomie 21, est admis le 14 juin 2024 à un hôpital relevant de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), en raison d’une récidive de douleurs abdominales et y subit, le 17 juin, une opération de cholécystectomie. Le 19 juin, il présente des difficultés respiratoires en lien avec une infection pulmonaire qui le conduisent à être pris en charge par le service de réanimation chirurgicale où il est intubé et placé sous ventilation artificielle trois jours plus tard. Entre le 25 juin et le 9 juillet, il est extubé puis réintubé en raison de signes de détresse respiratoire. Le 15 juillet, il est une nouvelle fois extubé et, après une autonomie de trois jours sans assistance respiratoire, il est réintubé pour les mêmes raisons puis alimenté par des poches d’alimentation artificielle intra-veineuse. Au vu de son état médical et en l’absence de progression thérapeutique, l’équipe médicale considère que la poursuite des thérapeutiques en cas d’aggravation de son état de santé constituerait une obstination déraisonnable. Elle engage le 22 juillet 2024 la procédure collégiale prévue à l’article R. 4127-37-2 du code de la santé publique, ce qui conduit à deux décisions des 22 et 26 juillet : d’une part, de procéder à une limitation des thérapeutiques, consistant à ne pas entreprendre de massage cardiaque en cas d’arrêt cardio-respiratoire, à ne pas introduire de catécholamine, à ne pas pratiquer d’oxygénation par membrane extracorporelle, à ne pas entreprendre de décubitus ventral, à ne pas réintuber le patient en cas d’auto-extubation et à ne pas entreprendre de nouvelle chirurgie en urgence, et, d’autre part, à procéder à une extubation du patient en prévoyant, en cas de survenance d’une détresse respiratoire, une absence de réintubation et la mise en place de soins de confort.
Le frère du patient, en qualité de tuteur, demande alors au juge administratif des référés, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l’exécution de ces décisions.
Droit de recours contre les décisions d’arrêt des traitements
Ce n’est pas la première fois que des médecins sont contestés en référé pour avoir décidé ce qu’ils feront ou ne feront pas dans l’éventualité d’une évolution défavorable de l’état de santé du patient, au vu d’une situation actuelle de celui-ci insuffisamment ou trop hâtivement évaluée (v. not., à propos d’un patient inconscient, CE 28 nov. 2018, n° 424135, Dalloz actualité, 10 décembre 2018, obs. M.-C. de Montecler ; Lebon
; AJDA 2019. 1168
, note X. Bioy
; ibid. 2018. 2365
; D. 2018. 2419, obs. F. Vialla
; AJ fam. 2019. 5, obs. A. Dionisi-Peyrusse
; RDSS 2019. 164, obs. A. Minet-Leleu
). Il n’est pas rare non plus que des expertises complémentaires soient prescrites à l’occasion d’un recours en référé. En témoigne encore un arrêt du Conseil d’État du 19 juin 2024 suspendant, dans l’attente des conclusions d’une expertise complémentaire, une décision médicale d’arrêt des traitements (extubation sans réintubation) concernant une patiente âgée de 65 ans admise au sein d’un hôpital relevant de l’AP-HP pour des troubles consécutifs à un cavernome cérébral et à des lésions du parenchyme cérébral, puis placée sous intubation et ventilation mécanique après un arrêt cardio-respiratoire. L’instruction avait révélé que la patiente demeurait consciente, malgré sa perte de motricité, répondait à un système de codes de communication avec ses proches, avait manifesté son opposition à l’arrêt de la ventilation artificielle et son état de douleur était en voie d’amélioration (CE 19 juin 2024, n° 494976).
Dans de telles circonstances, le risque d’une procédure collégiale en vue d’une décision médicale d’arrêt des traitements au nom de l’obstination déraisonnable est de ne pas répondre à une situation médicale entrant dans les hypothèses prévues à l’article L. 1110-5-1 du code de la santé publique.
C’est bien ainsi, dans l’affaire rapportée, que le Tribunal administratif de Melun considère la situation du patient.
Rappel du dispositif juridique
Dans son jugement, le Tribunal Melunais rappelle d’abord le dispositif juridique pertinent. En vertu de l’article L. 1110-5-1 du code de santé publique, les actes mentionnés à l’article L. 1110-5 (traitements et soins) ne doivent pas être mis en œuvre ou poursuivis lorsqu’ils résultent d’une obstination déraisonnable. Lorsqu’ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou lorsqu’ils n’ont d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris, conformément à la volonté du patient et, si ce dernier est hors d’état d’exprimer sa volonté, à l’issue d’une procédure collégiale définie par voie réglementaire (ce que fait l’art. R. 4127-37-2).
Le tribunal souligne, non sans rappeler l’interprétation que le Conseil constitutionnel a donné de ces textes, dans sa décision n° 2017-632 QPC du 2 juin 2017, que si la ventilation mécanique ainsi que l’alimentation et l’hydratation artificielles sont au nombre des traitements susceptibles d’être arrêtés lorsque leur poursuite traduirait une obstination déraisonnable, « la seule circonstance qu’une personne soit dans un état irréversible d’inconscience ou, à plus forte raison, de perte d’autonomie la rendant tributaire d’un tel mode de suppléance des fonctions vitales ne saurait caractériser, par elle-même, une situation dans laquelle la poursuite de ce traitement apparaîtrait injustifiée au nom du refus de l’obstination déraisonnable ».
Une jurisprudence bien établie
Le tribunal s’appuie en outre sur une jurisprudence bien établie du Conseil d’État selon laquelle l’appréciation des conditions d’un arrêt des traitements de suppléance des fonctions vitales s’agissant d’un patient dont l’état physique et cognitif le met hors d’état d’exprimer sa volonté et dont le maintien en vie dépend d’une ventilation mécanique et de modes artificiels d’alimentation et d’hydratation, commande au médecin chargé du patient de « se fonder sur un ensemble d’éléments, médicaux et non médicaux, dont le poids respectif ne peut être prédéterminé et dépend des circonstances particulières à chaque patient, le conduisant à appréhender chaque situation dans sa singularité. Les éléments médicaux doivent couvrir une période suffisamment longue, être analysés collégialement et porter notamment sur l’état actuel du patient, sur l’évolution de son état depuis la survenance de l’accident ou de la maladie, sur sa souffrance et sur le pronostic clinique ».
Application au cas d’espèce
Considérant ensuite la situation du patient, le tribunal estime que la décision médicale attaquée ne relève pas des hypothèses prévues par la réglementation en vigueur. Il note certes que le patient présente, en raison de la trisomie 21 dont il est atteint, « une déficience intellectuelle sévère et des troubles cognitifs importants » ainsi que, selon l’AP-HP, « un début de maladie d’Alzheimer précoce ». Il relève également l’argument selon lequel un comportement non coopérant du patient aux soins rendrait peu envisageable le recours à une trachéotomie et à une nutrition par gastrostomie. Mais le tribunal juge que « de telles circonstances ne permettent pas, alors notamment que l’intéressé, dont l’état de conscience n’est pas contesté, apparaît capable, même dans une mesure très limitée, d’interagir avec son entourage, et eu égard à la durée de sa prise en charge ainsi qu’à l’opposition de son frère qui revêt une importance particulière en sa qualité de tuteur légal du patient, de regarder les soins qui lui sont actuellement prodigués, en dépit des souffrances qu’ils sont susceptibles de lui causer, comme inutiles, disproportionnés ou sans autre effet que le seul maintien artificiel de la vie ».
En conséquence, le tribunal administratif suspend purement et simplement la décision médicale attaquée « sans qu’il soit besoin de procéder à une expertise avant dire droit ». Au vu des circonstances de l’espèce et des critères prévus par la réglementation en matière d’obstination déraisonnable, il paraît difficile de ne pas suivre le tribunal dans ses conclusions.
TA Melun, 2 août 2024, n° 2409481
© Lefebvre Dalloz