Vers un élargissement du principe d’égal accès à la commande publique ?

Les entreprises établies dans un État tiers à l’Union européenne mais partie à l’accord de l’Organisation mondiale du commerce sur les marchés publics pourraient se prévaloir des directives européennes sur les marchés publics. C’est ce que propose l’avocat général Anthony Collins.

Une entité adjudicatrice croate, HŽ Infrastruktura d.o.o., lance une procédure de passation d’un marché en vue de moderniser l’infrastructure ferroviaire existante entre deux villes de Croatie. La société Kolin, établie en Turquie, conteste la décision par laquelle l’entité adjudicatrice croate a attribué le marché à la société Strabag AG. Dans le cadre de ce litige, le Visoki upravni sud Republike Hrvatske, Cour administrative d’appel croate, décide de surseoir à statuer et pose plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne, en particulier sur la possibilité pour des pouvoirs adjudicateurs de demander des précisions aux soumissionnaires après expiration du délai de remise des offres.

Cette affaire a été l’occasion pour l’avocat général Anthony Collins de préciser les conditions dans lesquelles une société qui n’est pas établie dans un État de l’Union européenne peut tout de même se prévaloir, dans le cadre d’une procédure de passation d’un marché lancée par un pouvoir adjudicateur européen, de la directive 2014/25/UE relative aux marchés publics.

L’application conditionnelle de la directive 2014/25/UE aux États non-membres de l’Union européenne

La directive 2014/25/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux dispose que « La décision 94/800/CE du Conseil a notamment approuvé l’accord de l’Organisation mondiale du commerce sur les marchés publics (AMP). Le but de l’AMP est d’établir un cadre multilatéral de droits et d’obligations équilibrés en matière de marchés publics en vue de réaliser la libéralisation et l’expansion du commerce mondial. Pour les marchés relevant des annexes 3, 4 et 5 et des notes générales relatives à l’Union européenne de l’appendice I de l’AMP ainsi que d’autres accords internationaux pertinents par lesquels l’Union est liée, les entités adjudicatrices devraient remplir les obligations prévues par ces accords en appliquant la présente directive aux opérateurs économiques des pays tiers qui en sont signataires ».

Le gouvernement croate et la commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics considèrent que la directive 2014/25/UE s’applique à tous les opérateurs économiques, nonobstant leur pays d’établissement. Les gouvernements français, estonien et polonais, dans le cadre d’observations présentées à la Cour de justice, estiment quant à eux qu’une telle lecture priverait l’article 43 de la directive de son objet ; cet article dispose en particulier que «â€¯Dans la mesure où les annexes 3, 4 et 5 et les notes générales relatives à l’Union européenne de l’appendice I de l’AMP ainsi que d’autres conventions internationales liant l’Union européenne le prévoient, les entités adjudicatrices au sens de l’article 4, paragraphe 1, point a), accordent aux travaux, aux fournitures, aux services et aux opérateurs économiques des signataires de ces conventions un traitement non moins favorable que celui accordé aux travaux, aux fournitures, aux services et aux opérateurs économiques de l’Union ».

L’avocat général Collins constate qu’«â€¯aucune disposition du droit de l’Union, ni aucun accord international auquel l’Union et la Turquie [pays où est établie la société Kolin] sont parties, ne régit la participation des opérateurs économiques établis en Turquie aux procédures de passation de marchés publics dans l’Union ». Il précise que la Commission européenne «â€¯n’a pu identifier aucune disposition du droit en vigueur au moment de l’adhésion de la Croatie à l’Union qui accordait aux opérateurs économiques établis en Turquie un accès aux procédures de passation de marchés publics dans cet État membre ». Dès lors qu’aucun texte ne prévoit les modalités de participation des opérateurs économiques établis en Turquie aux procédures de passation de marchés publics au sein de l’Union européenne, l’avocat général en déduit que «â€¯les opérateurs économiques de pays tiers non couverts ne relèvent pas de l’application ratione personae de la directive 2014/25/UE ».

Partant, l’avocat général propose à la Cour de justice de juger les questions préjudicielles irrecevables dans la mesure où elles concernent une compétence exclusive de l’Union européenne : la société requérante n’étant pas habilitée à candidater à une procédure de passation d’un marché public régi par la directive 2014/25/UE, «â€¯une éventuelle réponse de la Cour à sa demande serait dépourvue d’effet contraignant ».

Une position nouvelle soumise à l’appréciation de la Cour de justice

S’il n’est pas aisé de déterminer si la Cour de justice suivra le sens des conclusions de l’avocat général, il est intéressant de lire celles de l’avocat général Athanasios Rantos concernant l’exclusion par un pouvoir adjudicateur roumain de l’offre déposée par un opérateur économique établi en République populaire de Chine (concl. présentées le 11 mai 2023, RRC Qingdao Sifang CO LTD c/ Astra Vagoane Călători SA, aff. C‑266/22).

L’avocat général Rantos estime également que «â€¯les opérateurs économiques d’États tiers qui ne sont pas signataires des conventions visées à l’article 25 de [la] directive [2014/24/UE] ne jouissent pas des droits prévus par ladite directive et ne sauraient donc valablement invoquer une violation des principes d’égalité, de non-discrimination, de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime prévus par le droit de l’Union ». Cet article 25 vise en outre l’accord de l’Organisation mondiale du commerce sur les marchés publics et «â€¯d’autres conventions internationales » liant l’Union européenne à des États tiers. Les conclusions de l’avocat général, pour l’heure, n’ont pas encore été confirmées ou infirmées par la Cour de justice.

Toutefois, si la Cour de justice va dans le sens des conclusions d’A. Collins et d’A. Rantos, la commande publique européenne connaîtrait un chamboulement certain avec la possibilité pour des États tiers à l’Union européenne de se prévaloir des directives européennes relatives aux marchés publics.  

 

Concl. de l’avocat général Collins sur l’aff. C‑652/22, 7 mars 2024

© Lefebvre Dalloz