Victime par ricochet : articulation du préjudice extrapatrimonial exceptionnel et d’assistance par une tierce personne
Le préjudice extrapatrimonial exceptionnel ayant pour objet de compenser le préjudice résultant des changements des conditions d’existence entraînés dans la vie des proches de la victime qui partagent habituellement avec elle une communauté de vie affective et effective, ce préjudice ne se confond pas avec le préjudice d’assistance par une tierce personne. Viole donc le principe de réparation intégrale la cour d’appel qui, tout en constatant que la mère de la victime a dû s’investir quotidiennement dans la prise en charge de sa fille souffrant d’importants troubles à la suite de l’accident, refuse l’indemnisation du préjudice extrapatrimonial exceptionnel en affirmant que l’implication quotidienne de la mère de la victime auprès de cette dernière a déjà été indemnisé au titre de l’assistance par une tierce personne.
Par un arrêt du 10 octobre 2024, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation vient préciser les contours d’un des chefs d’indemnisation les moins explicites de la nomenclature Dinthilac, celui des « préjudices extrapatrimoniaux exceptionnels ».
Lors d’un accident de la circulation, une petite fille de dix ans a été gravement blessée et s’est trouvée définitivement handicapée par les séquelles de ses blessures.
Si l’assureur du conducteur impliqué dans l’accident a été condamné, semble-t-il, sans grande difficulté à indemniser divers préjudices de la victime directe et de ses proches, certains points précis soulevaient des difficultés.
En particulier, la mère de la victime sollicitait l’indemnisation d’un « préjudice extrapatrimonial exceptionnel ». Sur ce point, la Cour d’appel de Besançon, après avoir rappelé que la mère de la victime n’exerçait, dès avant l’accident, aucune activité professionnelle pour s’occuper de ses trois filles mineures et estimé, en substance, que l’accident n’avait pas contraint la famille à un quelconque changement quant à son lieu de vie, a affirmé que l’investissement de la mère de la victime auprès de celle-ci ne pouvait être indemnisé au titre du préjudice extrapatrimonial exceptionnel dans la mesure où cet investissement aurait d’ores et déjà été indemnisé au titre du poste d’assistance par une tierce personne.
La victime et ses proches faisaient donc grief à l’arrêt d’avoir débouté la mère de la victime de cette demande indemnitaire, en soutenant « que l’hébergement provisoire de la victime par son proche constitue, pour ce dernier, un trouble dans ses conditions d’existence, dont il peut légitimement obtenir l’indemnisation ».
La Cour de cassation, convaincue par la critique, casse et annule l’arrêt d’appel sur ce point. La Cour, après avoir affirmé que « Les proches d’une victime directe handicapée, partageant habituellement avec elle une communauté de vie affective et effective, que ce soit à domicile ou par de fréquentes visites, peuvent être indemnisés d’un préjudice extrapatrimonial exceptionnel résultant des changements dans leurs conditions d’existence entraînés par la situation de handicap de la victime directe. Ce poste indemnise tous les bouleversements induits par l’état séquellaire de la victime dans les conditions de vie de ses proches » (arrêt, § 10), censure le raisonnement de la cour d’appel consistant à assimiler l’indemnisation d’un proche au titre du préjudice extrapatrimonial exceptionnel et celle au titre des besoins d’assistance par une tierce personne (arrêt, § 13).
Une telle censure ne saurait surprendre. À première vue, pourtant, le raisonnement de la cour d’appel semble se comprendre : au regard du fonctionnement concret de la famille de la victime, le mode de vie de cette dernière n’a pas été bouleversé par le nouvel handicap d’une de leurs filles et la charge supplémentaire liée à l’accompagnement de la victime fait l’objet d’une indemnisation au titre des besoins d’assistance par une tierce personne.
Pourtant les deux chefs d’indemnisation présentent une différence fondamentale : alors que l’assistance par une tierce personne relève des « préjudices patrimoniaux permanents » (J.-P. Dinthilhac [dir.], Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, p. 34), le préjudice extrapatrimonial exceptionnel, comme son nom l’indique, relève de la catégorie des préjudices extrapatrimoniaux.
En dépit de leur proximité apparente, les deux chefs d’indemnisation ont donc un objet fondamentalement différent, le premier ayant vocation à compenser un « coût », les dépenses liées à l’assistance permanente d’une personne, quand le second a pour but de compenser le « préjudice de changement dans les conditions de l’existence » (J.-P. Dinthilhac, op. cit., p. 45), les troubles ressentis par celui qui partage la vie de la victime directe.
On comprend alors la censure. Peu importe, en effet, que la mère de la victime ait été indemnisée, d’un point de vue patrimonial, pour le temps passé pour assister son enfant en raison de son handicap : le fait de devoir s’occuper au quotidien d’un proche en raison de son handicap constitue assurément un bouleversement dans les conditions quotidiennes d’existence. Dès lors, en constatant que « la mère de la victime s’investissait quotidiennement, depuis l’accident, dans la prise en charge de sa fille souffrant d’importants troubles neurocognitifs et résidant toujours au domicile parental », la cour d’appel ne pouvait refuser d’indemniser le trouble extrapatrimonial qui en résultait.
Civ. 2e, 10 oct. 2024, FS-B, n° 23-11.736
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